Ecce homo architectus!
L’architecte, cet inconnu – deux architectes, deux inconnus en fait, Mike Besch et Joaquim da
Costa, qu’il me faut comprendre d’abord afin de me faire comprendre d’eux ensuite.
Comprendre leur mode de travail, de pensée et d’expression, afin que s’établisse
une communication avec ces architectes – ces inconnus – à qui j’entends confier un
projet de construction et, partant, un projet de vie.
Un projet de vie qui pour l’heure s’ignore en partie. Besch et Da Costa visiblement le savent,
qui interrogent le projet de vie avant d’étudier le projet de construction. Eux aussi cherchent
à me sonder, moi le client, cet inconnu, de sorte que notre première rencontre est un leurre,
ou un jeu de dupes consentants: l’on feint une exploration des prémices du projet
architectural, mais c’est à une exploration du facteur humain qu’en réalité
on se livre. Besch, ainsi, me fixe d’un œil torve, avec l’expression d’un Inspecteur
Gadget qui se serait initié à la psychopathologie des perversions polymorphes. Da Costa, lui,
œil pétillant et barbichette frémissant, présente l’expression retorse de
qui sait ce que vous-même ignorez encore. Que sait-il, que pour ma part je ne sais pas encore? Il sait
que le client est un être en quête de soi tout autant qu’en quête de toit, et que
toit et soi sont plongés, pour l’heure, dans un épais brouillard. Qu’il va falloir
dissiper ce brouillard et élucider tout à la fois mon projet de vie et la maison appelée
à l’abriter.
Et mes architectes de se transformer en accoucheurs, au sens socratique du terme: Besch et Da Costa poussent
ma quête à la lumière du jour, par exploration de la matrice de mes désirs, de
mes hantises et de mes aspirations, tout en préparant la lente et laborieuse expulsion de leur
traduction architecturale. La construction à venir aura un cœur. Où ce cœur
battra-t-il? Suis-je être de cuisine ou de salon? Créature des hauteurs ou des alcôves?
Mon existence se déploie-t-elle à l’étage ou en sous-sol? C’est à un
dévoilement que nous procédons, qui touche au plus intime, et nos deux enquêteurs me
cuisinent sans ménagement. Il convient d’être prévenu en la matière: l’architecte
est, avec le psychanalyste et le confesseur, le seul être qui sans rire puisse s’enquérir
de l’usage que vous réservez à votre salle de bain.
Confession faite, la catharsis advient sous forme d’une première esquisse. Que mes architectes
s’emploient à expliciter, pour s’aviser bien vite que je n’y comprends goutte. Ces
gens-là raisonnent en 3D, en trois dimensions, alors que de par ma profession je ne connais, moi, que
le champ des profondeurs. Qu’à cela ne tienne: Besch et Da Costa remettent inlassablement leurs
schémas sur le métier, qu’ils m’expliquent avec l’expression de
bienveillance consternée que l’on réserve à l’interlocuteur légèrement
débile.
C’est une patiente dialectique qui alors est mise en œuvre. L’esquisse inaugurale est
soumise à mon examen, je suggère des modifications qui donneront lieu à une esquisse
revue et corrigée, puis nouvel examen, puis nouvelles suggestions… Les architectes me poussent
sans cesse à préciser mes vues, et s’emploient à les intégrer aux leurs.
Notons au passage le mixte d’assurance et d’humilité qui les caractérise: Besch et
Da Costa sont assez sûrs de leurs suggestions pour les défendre avec conviction; ils n’ont
pas la vanité toutefois qui les rendrait sourds aux miennes. Une fois constatée cette
ouverture de leur part, je comprends qu’il m’incombe d’en faire preuve à mon tour:
prestataires de services au service d’un client-roi, mes architectes n’en sont pas moins des créateurs,
dont il convient de ne pas brimer les inspirations – à moi de subodorer leur attachement
à certaines de leurs suggestions, dont le refus de ma part insulterait leur fibre créatrice
tout en compromettant la cohésion conceptuelle de leur projet en son entier.
Notre collaboration, on le voit, est un processus laborieux, soumis à une lente maturation. Et c’est
à la mi-temps de ce processus, après des phases d’exaltation mais, aussi, d’inévitables
hésitations et frustrations, que je réalise pleinement le but, pour Besch et Da Costa, de
cette maturation: une parfaite adéquation entre l’homme et son home. Et c’est à
une sorte de miracle que j’assiste alors: l’élucidation de mes propres désirs, de
ma propre projection dans le futur au fur à mesure que mes architectes élucident le projet
architectural visant à les matérialiser.
Ai-je dit l’activité qui me tient lieu de métier? Je suis psychologue. Un psychologue
à qui la confrontation à Besch et Da Costa aura valu la singulière expérience de
se trouver, à son tour, couché sur le divan.
Gaston Carré